L’entrepreneuriat est victime d’un mythe… celui selon lequel la réussite sourit aux chanceux et aux talentueux. La classe politique française, issue de l’administration, ne connait pas ce milieu et est bien en peine pour l’aider. Ce sont les travaux de Saras Sarasvathy, professeur émérite en entrepreneuriat, qui ont mis en lumière les points communs entre les entrepreneurs qui réussissent. Et cet ouvrage propose des méthodes pour augmenter ses chances dans le domaine. Faire preuve d’Effectuation, c’est ne se fier ni uniquement à la chance, ni uniquement à des recettes soi-disant miracles. C’est en quelque sorte le lot commun de tous les entrepreneurs.
Pourquoi les « business modèles » destinés à des projets de développement, construits avec des budgets sur trois ans, élaborés sur des études de marché approfondies… se révèlent si souvent dépassés, voire inadaptés au fur et à mesure de la création d’un projet ou d’une activité ? Parce que le monde change !
Derrière cette lapalissade, il n’est pas inutile de considérer l’importance d’une difficulté culturelle liée au fait d’entreprendre : dans l’entrepreneuriat classique, l’un des éléments essentiels repose sur le couple « produit-marché ». C’est la raison d’être de l’entreprise, son ADN, construit autour de la nécessité de réussir, de ne pas se tromper ; ce tandem doit être choisi, en ce sens, bien en amont de la création d’un projet ou d’une entreprise et demeurer intimement lié au plan d’affaires que réclament les investisseurs. Sans lui, difficile aujourd’hui d’obtenir un financement pérenne.
Il existe deux façons bien différentes pour définir ce couple.
- L’approche causale prétend agir sur les moyens afin de rallier un objectif, et ceci de manière optimisée, c’est-à-dire avec le plus de sûreté. Cette logique fonctionne d’autant mieux que l’objectif est clair, par exemple dans le cas d’un marché déjà établi.
- Les études de Saras Sarasvathy montrent que les entrepreneurs préfèrent de loin l’approche effectuale,dans laquelle il s’agit plutôt de déterminer quels buts peuvent être atteints avec les moyens dont on dispose. En d’autres termes, cela revient à faire un menu avec ce qu’on a dans le frigo.
Cette préférence des entrepreneurs relève-t-elle d’un choix de facilité ou d’une question de bon sens face à un principe de réalité ? Évidemment, la seconde hypothèse s’inscrit comme étant la plus juste, notamment par la confrontation d’un projet à sa réalité, corrélée ou non au « monde qui change » ! Depuis toujours, l’innovation, la créativité, les plus grandes réussites et même les recettes de cuisine réussissent au travers de l’initiative, de l’adaptabilité, de la capacité à rebondir et à s’adapter.
De fait, c’est en libérant les initiatives par la co-création, l’open innovation et l’action que l’on avance, c’est en étant pragmatique et agile, que l’on corrige sa trajectoire, c’est en étant convaincu que l’avenir n’est pas tout tracé qu’il sera ce que nous voulons en faire.
Les principes de l’effectuation, posés par Philippe Silberzahn[1] confirment la faisabilité pragmatique et agile de nos actions, entreprises et projets à développer. Cinq principes complémentaires sont à retenir :
- Le premier, « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras », invite l’entrepreneur à raisonner à partir de ses propres ressources, celles qu’il possède, plutôt que de définir des objectifs à partir desquels il déduira les moyens nécessaires. Il est préférable de s’appuyer sur un réseau dynamique permettant de jauger l’avis d’autres personnes sur un produit, de se faire prêter un local ou des outils, de passer des commandes.
- Le deuxième principe consiste à mesurer la perte acceptable. Personne ne peut savoir combien de commandes il aura dans trois ans, surtout sur un nouveau marché. Mieux vaut donc se poser la question suivante : « combien suis-je prêt à perdre pour le lancement de mon projet ? ».
- Le troisième principe est celui dit du « patchwork fou ». Il signifie que l’entrepreneur assemble des pièces relativement différentes pour former un ensemble qui peut varier en fonction d’interactions provenant d’associés ou de probables clients. La folie rappelle ici l’importance à s’appuyer sur la créativité et même, parfois, rus ce qui peut sembler irrationnel.
- Le quatrième principe consiste à ne pas craindre les surprises. L’entrepreneur doit les accueillir comme autant d’opportunités d’adapter son projet. On parle ici d’effet « limonade » en référence au dicton anglais : « si la vie vous envoie des citrons, vendez de la limonade ! ».
- Enfin, le cinquième principe consiste à considérer que l’entrepreneur est, et reste le pilote de l’avion. C’est lui qui décide de changer de cap. L’Effectuation renverse donc la logique classique qui préconise de prédire l’avenir pour pouvoir le contrôler. L’action est donc mise en avant, plutôt que l’analyse, car c’est une source de transformation et de nouveauté.
L’Effectuation dérange encore la vision classique de la création d’entreprise notamment autour de la notion de risque.
- Le risque de type 1 consiste à commettre une action qui mène à une erreur ou à un résultat non désiré.
- A l’inverse, le risque de type 2 consiste à ne rien faire, quitte à passer à côté de quelque chose d’utile. Notre culture tend à privilégier le risque 2 car il se voit moins. C’est le fameux « « principe de précaution » ?
Aujourd’hui, les cadres sont formés à la gestion du risque, mais pas à celle de l’incertitude. Les entrepreneurs, dont l’incertitude est le lot quotidien pourraient leur montrer qu’elle présente des dangers mais également des opportunités.
Malheureusement, la France est un pays totalement cartésien et dès l’enseignement, on forme quiconque à résoudre un problème bien posé qui n’accepte qu’une solution. L’Effectuation fait tout le contraire. Le problème n’existe pas et il faut en inventer les solutions. Et notre système de sélection ? Il met tout le monde en concurrence. Celui qui gagne est celui qui a fait perdre les autres. En Effectuation, celui qui gagne c’est celui qui parvient à convaincre les autres de gagner avec lui ! La France est donc victime d’une vision matérialiste qui pousse les cadres à verser de la prudence vers la paranoïa.
Cela fait aujourd’hui quinze ans que l’Effectuation est née. Son concept dérange les manières de penser classiques. Heureusement, il est peu à peu enseigné dans les universités. Saras Sarasvathy a tenu une conférence internationale sur la question à l’EM LYON Business School en 2011. La lecture de son livre Effectual Entrepreneurship, est à conseiller absolument à tout entrepreneur. Pour les francophones, la diffusion de cette méthode est également faite au travers d’un MOOC (Massive Open Online Course) qui, souhaitons-le, donnera à beaucoup la force de se lancer.
Publié le 10 mars 2020, par Jean Lefevbre.
[1] Effectuation, les principes de l’entrepreneuriat pour tous, Philippe Silberzahn, Pearson, février 2014